Corps étranger

Publié le par Aimedjee

"Nu devant le miroir" - Toulouse Lautrec

"Nu devant le miroir" - Toulouse Lautrec

Seule et nue devant le miroir, elle se scrute de la tête aux pieds.
- Tu m'as déçue.
- Comment ça je t'ai déçue ?
- Je pensais bien que tu allais changer, mais à ce point !
- Qu'est-ce-que j'ai fait ?
Elle se pince la cuisse.
- Tu comprends pas ? Regarde de quoi j'ai l'air !
- Aïe ! Tu m'as fait mal ! C'est quoi ton problème ?
- Tu te fiches de moi ? Ces bourrelets là, y sont peut-être "glamour" ?
Elle se pince de plus belle, ajoutant quelques chiquenaudes.
Et cette peau d'orange sur mes cuisses, c'est le summum de la beauté ? Je ne te parle même pas de toutes ces rides autour des yeux et de ce double menton qui...
- Eh ! oh ! Stop ! T'es en train de m'accuser de tous les maux là !
- Oui, je t'accuse, oui. Ma vie, je la partage avec toi depuis ma naissance. Donc si je me sens mal,  tu y es pour quelque chose. Tu vas pas me dire le contraire !
- C'est pas une raison pour me croire responsable de tout.
- Alors si c'est pas toi, c'est qui ?
- Le temps... Et puis toi aussi.
Elle pose les mains sur ses hanches.
- Quoi ? Moi ? C'est la meilleure ! Vas-y ! Livre-moi le fond de tes pensées !
- Je crois très sincèrement que tu as du mal à me voir vieillir. Remarque, je te comprends. Ce coup de vieux qui te tombe dessus en quelques mois, c'est pas facile. Passer le cap de la mén...
- Tais-toi ! 
- C'est vrai quoi, traverser cette période, c'est comme un tsunami non ?
- Je t'ai demandé de te taire.
- Quand je te dis que tu veux pas voir la réalité en face. Tu veux même pas que je prononce le mot. A croire que c'est un sujet tabou.
Elle soupire en haussant les épaules.
- Pour ce que ça changerait...
- Ok, tu n'y changeras rien, mais tu peux faire des efforts ! Même si je ne serai plus jamais celui que j'étais à tes vingt, trente ou quarante ans, tu pourrais considérer que j'ai encore de beaux restes et en prendre soin. Bouger un peu plus, par exemple...
Les yeux au ciel, elle met un doigt dans la bouche.
- Mmouais...
- Allez ! Arrête de faire la gueule, ça te vieillis.
- Très drôle !
- De toute façon, on est fait l'un pour l'autre. Alors autant qu'on soit bien ensemble et qu'on finisse en beauté ! S'il te plaît, regarde-moi gentiment.
Elle détourne son regard du miroir.
- J'ai pas envie. Je ne te reconnais plus. Je ne me reconnais plus en toi.
- Je suis triste de t'entendre dire ça. Mais, je ne t'en veux pas, tu sais. Il faudra encore un peu de temps avant que tu m'acceptes comme je suis devenu. Je souhaite simplement que tu ne traînes pas trop ; les jours où on peut vivre encore heureux tous les deux commencent à se réduire.
Elle recule d'un pas.
- Tu crois ?
- Mais oui ! Bon, je reconnais que j'ai pris de bonnes rondeurs et que je me relâche par-ci par-là...
- Ah, tu vois !
- ... Que je me déssèche et me ride comme l'écorce des arbres... que tu aimes tant d'ailleurs... Mais il y a une chose dont je ne suis pas responsable et le temps non plus, une chose qui te rendras toujours lumineuse si tu t'en donnes la peine...
Elle se regarde dans le miroir, dubitative.
- C'est quoi ?
- Ton sourire. 

Publié dans Extraits d'ordinaire

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C
La dernière phrase vient heureusement arrêter ce concert de lamentations, ce dialogue cruel avec le corps que chaque femme éprouve un jour ou l'autre...<br /> Heureusement, on a l'humour ^^<br /> ¸.•*¨*• ☆
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A
Chère Célestine, je me suis faite silencieuse, égarée en moi, une fois de plus. Oui le dialogue avec son corps est parfois cruel mais nécessaire. Nous sommes des êtres incarnés, pas question de l'oublier. Cependant faire le constat d'un corps en pleine mutation est une étape parfois difficile qu'il faut prendre le temps de franchir jusqu'à l'acceptation. Une autre adolescence, en quelque sorte...