Massacre à la tronçonneuse
Elle avait fait, comme souvent, un tour digestif, aux abords de sa maison. Elle marchait sur la berge, les yeux dans la rivière aux reflets vifs de poudre d'émeraude. Elle aimait cet endroit qu'elle voyait de sa fenêtre. Pour l'heure, ils étaient encore tous là les arbres qui accompagnaient sa vie et celle des siens, depuis tant d'années. Elle les observait visant le ciel. Elle se réjouissait du bruissement des feuilles à venir quand chaque coup de vent lui rappelerait comme il était bon d'être vivante.
C'était si simple de se sentir heureuse à cet instant là. Si elle avait su, elle aurait avalé le temps suspendu.
Si elle avait su, qu'aurait-elle pu faire de plus ? Rien. Si, les prendre dans ses bras, surtout le plus grand, le plus beau. Elle l'aurait embrassé, lui faisant ses adieux et lui aurait dit à quel point elle était désolée. Elle aurait peut-être pris l'une ou l'autre photo histoire de le garder vivant à jamais.
Maintenant, elle craignait de l'oublier.
Quelques jours plus tard, elle est rentrée de sa journée de travail, épuisée mais contente de retrouver son nid. En arrivant sur le pont au-dessus du lavoir, à une cinquantaine de mètres de chez elle, son coeur a hoqueté. Elle s'est heurté au vide. Le très grand vide. Un espace froid juste avant l'éclosion du printemps.
Son cadre de vie venait d'être bouleversé en quelques heures.
Ils avaient déjà rasés tous les arbres sur un côté de la berge. C'était nu, douloureux, abrupt. Une désolation à vomir de rage. Quels arbres se dresseraient encore quand cesserait cet affreux chaos ?
Le tronc du grand arbre s'élançait dans la pénombre, amputé de sa superbe couronne. Bientôt, il serait débité lui aussi et la souche serait arrachée avec cette machine orange qui trônait sur la place derrière la maison. Elle a pleuré les branches énormes étalées sur le sol. D'elles pointaient les bourgeons gonflés de vie qui ne s'épanouiraient plus.
C'était un arbre splendide. Dorénavant, ses racines ne menaceraient plus la digue de la rivière apprivoisée. Personne ne l'avait prévenue. Personne. Ils ont déraciné à la va vite toute une existence de cohabitation heureuse.
Le lendemain, elle a rencontré monsieur le maire. Ne pas se mettre dans un état pareil, lui a-t-il dit en voyant les larmes couler de ses yeux bouffis. C'était nécessaire, la menace était trop grande. Oui, peut-être, ou pas, qui aurait pu l'affirmer sans ciller ?
Enlever au paysage quotidien une présence si agréable, si douce, si apaisante, c'est vrai, il n'y avait pas de quoi en faire un drame.
Quelle importance, les feuillages verdoyant à chaque printemps qui accueillaient tant d'oiseaux ravis de piailler à la cime. Et les écureuils qui fuyaient la chatte méchamment joueuse. Mais oui, ce n'était pas si grave de voir à quel point l'environnement était bafoué sans vergogne.
Devant le désastre, elle imaginait l'air amplement satisfait de ceux qui exècrent la créativité spontanée et aléatoire de la nature. Il fallait se réjouir. D'ici quelques semaines, les bords de l'eau seraient proprets. Un gazon net filerait droit parsemé d'installations paysagées d'un goût fade. Il y aurait même, pourquoi pas, un peu plus de béton, un muret ici, un plot là.
Malgré la rage en elle qui prenait trop de place, elle comprendrait, qu'après le massacre, la vie était toujours la plus forte. Elle allait la découvrir revenante, au fond du jardin, entre deux arbustes, s'apprêtant à darder le germe d'un marron joufflu.