Match nul

Publié le par Aimedjee

Le quartier est déserté. Même les chats semblent avoir préféré le canapé de leurs maîtres. Le reste de la ville aussi ne ronronne quasiment plus. On dirait un grand calme hallucinant avant une tempête diabolique. A la campagne, les oiseaux sifflotent timidement intrigués par cette ambiance feutrée en pleine nature. Mais où sont les hommes et leur agitation bruyante ?

Dans son deux pièces kitchnette, au sixième étage d'une tour grise, Fredo, plâtrier-plaquiste de profession, commence les préparatifs de sa soirée. Il n'est sans doute pas le seul à sentir cette fébrilité qui monte, mais dans son appartement exigü, il navigue en solitaire. 

Fredo extrait un pack de bières du réfrigérateur et du buffet branlant, un sachet de chips goût barbecue ainsi qu'un paquet géant de cacahuètes grillées. La mine amplement réjouie, il les dépose sur la table basse du salon. Au mur, un écran plat mange l'espace par sa présence imposante. Fredo l'a acheté en super soldes il y a trois semaines. Forcément, c'était le moment propice pour la bonne affaire.

A la télé, la publicité éructe. Il ne reste plus que quelques minutes avant le début du grand spectacle mondial. Fredo n'en peut plus. Il récupère les minis saucissons restés sur le buffet dans un carré fleuri de papier absorbant. Il revient vers la table basse, se débarrasse du tout et se laisse tomber sur le canapé.

Les cacahuètes sont trop tentantes. D'un grand coup de dents, Fredo ouvre le paquet, avant d'y plonger sa pogne desséchée par le plâtre. Quelques cacahuètes dégringolent sur la moquette rase et rèche. Le plus gros de la troupe est dévoré à pleine bouchée par un Fredo affamé. Des miettes affolées tombent sur son menton mal rasé, dévalent le tee-shirt aux couleurs nationales, rebondissent sur son ventre bedonnant et choient entre ses cuisses.

Fredo se lève encore une fois avant le coup d'envoi. Il se dirige vers les toilettes.

- Un petit dernier pour la route, dit-il à voix haute et ricanante, la main cherchant déjà la braguette de son jean.

A son retour, Fredo saisit la télécommande égarée entre le journal sportif et le programme télé. Il monte le son. L'écran s'ébroue, les images frissonnent et enfin apparaît, en plein milieu du grand angle plongeant, le terrain rayé de pelouse vert tendre. Tout autour, les tribunes sont bondées d'une foule en liesse, pavoisée et maquillée. Fredo s'affale sur le canapé, les yeux rivés sur l'écran. Le match va commencer dans quelques secondes. Les deux équipes trépignent dans les vestiaires.

Fredo égare un oeil machinal vers le paquet de cacahuètes. Il tend sa main câleuse et la replonge pour la dernière fois dans le sachet qui crisse. Il enfourne goulûment les oléagineuses. Au même moment, les footballeurs allemands et argentins se déversent sur le terrain. 

Fredo respire un grand coup. L'émotion sans doute. Et voilà qu'une des petites graines ovales s'échappe pour dévier dans la trachée. Fredo hoquette, tousse de plus en plus. La cacahuète ne veut rien entendre, elle s'incruste. 

En plein hymne national, le plâtrier-plaquiste suffoque, s'affole, halète, se tape la poitrine, en vain. Ses yeux exhorbités accrochent l'écran sans le voir.

Un coup de sifflet annonce le début du match. 

Avant que l'écran devienne noir pour l'éternité, Fredo qui ne respire déjà plus, a juste le temps de penser que, merde, c'est trop con, il va rater la finale.

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Publié dans Brins de fiction

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M
J'adore ton texte, il m'a fait rire lorsque tu décris l'ogre avalant ses cacahuètes, j'avais l'impression de voir le Frédo devant mes yeux hilares, le suspense qui monte et puis la chute inattendue. Tu aurais commenté le match avec ses temps, ses accélérations et le score final, tu aurais utilisé le même tempo. Bravo et à bientôt.
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A
Bonjour Malou. Tu me trouves en joie de t'accueillir sur l'Impermanente. Je suis toujours autant touchée de découvrir de nouveaux lecteurs à travers leurs commentaires. Alors quand ils sont porteurs de compliments comme le tien, je jubile ! (attention les chevilles !!! ;-)).<br /> Je ne crois pas cependant que j'aurais fait une bonne commentatrice : pour le rythme, peut-être, mais pour le vocabulaire... J'y connais rien au football ! Merci tout plein Malou des mers (J'adooore la Bretagne !) et à tout bientôt.
L
Bravo pour cette nouvelle pleine de sagesse ! Un rien maudite ....<br /> Je reconnais bien tous les éléments nécessaires à la grande soirée, les gras saturés qui font gonfler et le pack de bière !!! Et ce tout petit ballon rond qui va se coincer dans un but improbable ......
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A
Merci tout plein La Blandine (après Blandine, voilà La Blandine ; es-tu la même ??!!).<br /> J'aime l'idée qu'il s'agisse de la sagesse qui soit maudite... Tu me pardonneras ma tendance perfectionniste mais une cacahuète ce n'est pas rond... D'ailleurs c'est comment ? ovale ? Pas vraiment... Alors c'est... Oblong ! Mais oui mais c'est bien sûr ! Bienvenue sur l'Impermanente La Blandine. A tout bientôt...
L
Un texte délicieusement ironique!
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A
C'est ce que je souhaitais exprimer, donc je suis ravie si j'y suis parvenue. Merci la divine et à très bientôt. Je suis désolée de répondre si tardivement, mais le corps avait ses raisons (voir mon billet du jour)...